Pas de transition sans l’implication des citoyens

par Karine

Un article de l’allemand Andreas Rudinger, consultant indépendant et chercheur associé à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). 01/01/2018 ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°A375

Les citoyens sont appelés par l’Etat à être les premiers acteurs de la transition énergétique. Mais dans la pratique, il ne leur facilite pas vraiment la tâche.

Une transition par tous et pour tous." Ce mot d’ordre, issu du débat national sur la transition énergétique de 2013, reconnaît que la transition énergétique ne se réduit pas à un problème technique et économique, loin s’en faut. Sa réussite repose très largement sur la participation des citoyens à sa mise en oeuvre. Quelle est aujourd’hui la réalité de ce principe, à l’heure où le gouvernement prépare une nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie pour mettre en oeuvre son plan climat ?

Deux approches possibles
Les acteurs de la transition énergétique ne partagent pas tous la même vision de la participation citoyenne et l’on peut distinguer grosso modo deux approches. La première, dominante, y voit avant tout un levier pour faciliter le développement de projets de production d’énergie renouvelable. Selon cette conception "utilitariste", associer les riverains à un projet de parc éolien ou d’unité de méthanisation - principalement sous la forme d’une participation financière très minoritaire - serait "la" solution pour réduire les problèmes d’acceptabilité. En réalité, la carotte financière ne suffit pas toujours et l’acceptabilité d’un projet est souvent liée à l’implication effective des riverains dans sa gouvernance. Du niveau de cette implication dépend par ailleurs l’importance des retombées économiques pour le territoire.

La seconde approche, plus ancrée dans les milieux écologistes et militants, met en avant "l’énergie citoyenne" comme véritable projet politique. Face à l’inaction - réelle ou perçue - de l’Etat, il faut que les citoyens s’approprient ou se réapproprient le système énergétique, surtout s’il est entre les mains d’un capitalisme prédateur. Dans de nombreuses villes et régions, des habitants et des élus locaux se mobilisent ainsi pour reprendre le contrôle des infrastructures1. En Allemagne, plus de 70 Stadtwerke (régies municipales) ont été créées depuis 2000, dont celles, emblématiques, de Berlin et de Hambourg. Au Royaume-Uni, premier pays à avoir entièrement libéralisé son marché de l’énergie dans les années 1980, des villes se lancent aujourd’hui dans la création de nouvelles entreprises locales et publiques d’énergie, comme Nottingham (avec la très symbolique Robin Hood Energy), Bristol, Liverpool et même Londres, sans oublier le mouvement des "Villes en transition" lancé par Rob Hopkins2.

Une place marginale en France
En France, la loi de 1946 interdit pour l’instant la création de nouvelles entreprises publiques locales de distribution d’énergie, en dehors des 120 "historiques" (comme GEG à Grenoble ou ES à Strasbourg). Elles couvrent environ 5 % de la demande d’électricité en France. Cette situation n’a toutefois pas empêché l’émergence de coopératives locales de production d’énergie renouvelable. Auparavant portés à bout de bras par des pionniers, ces projets reçoivent aujourd’hui de plus en plus l’appui des collectivités locales et d’institutions comme l’Ademe.

Phénomène de niche pour les uns, préfiguration de l’avenir énergétique pour les autres, les projets citoyens de production d’énergie renouvelable occupent aujourd’hui une place marginale dans le paysage français. Ils restent de fait l’apanage d’acteurs militants tels que les réseaux Enercoop et Energie Partagée ou encore le mouvement citoyen Alternatiba. Dans un rapport de 2016, l’Ademe dénombrait 160 projets participatifs d’énergies renouvelables3 totalisant environ 3 % de la puissance installée pour l’éolien terrestre et 0,7 % pour le photovoltaïque, ces deux filières étant elles-mêmes toujours marginales dans le mix électrique français (5,5 % des 531 TWh produits en 2016).

Ailleurs en Europe, la situation peut être diamétralement opposée. En Allemagne, les citoyens ont été les principaux acteurs de la révolution des énergies vertes. Avec les agriculteurs, ils détiennent près de 50 % des capacités renouvelables installées depuis 2000 (voir graphique). Au départ limité aux écologistes mobilisés contre le nucléaire, ce mouvement a fini par gagner une grande partie des ménages. Ce succès repose notamment sur la culture coopérative du pays (un Allemand sur quatre est membre d’une coopérative, tous secteurs confondus) et sur l’attractivité financière des projets d’énergies renouvelables. Plus de 1 000 coopératives de production d’énergie ont ainsi vu le jour, la plus grande rassemblant 39 000 sociétaires. Au total, les citoyens allemands ont déclenché 100 milliards d’euros d’investissements dans les renouvelables. Au-delà de la production d’électricité, ce modèle a également permis de financer des projets locaux d’efficacité énergétique, voire même des réseaux de chaleur jugés non viables par les acteurs industriels.

Le Danemark est un autre cas d’école. Face à la frilosité des énergéticiens, le développement de l’éolien y a été porté quasi exclusivement par les coopératives locales, qui détenaient encore en 2013 près de 80 % des projets éoliens. De son côté, l’Ecosse a reconnu l’intérêt central des projets citoyens dans sa stratégie nationale. Elle est devenue la première nation à se fixer un objectif quantitatif de projets citoyens à développer d’ici à 2020. L’objectif de 500 MW a été atteint dès 2015, soit 6,5 % des capacités renouvelables électriques à cette date.

Du coup, comment expliquer la faiblesse de l’investissement citoyen en France ? Le problème n’est pas financier. Le pays affiche un taux d’épargne des ménages parmi les plus élevés en Europe et des centaines de milliards d’euros dorment sur des comptes-livrets dont la rémunération est quasi nulle (0,75 %). Si les Français rechignent encore à investir leur argent dans des projets locaux plus rémunérateurs et porteurs de sens, cela tient surtout à des facteurs culturels, politiques et réglementaires. Face à la centralisation et à la doctrine du service public national de l’énergie, l’implication directe des citoyens est longtemps restée un non-sujet. Plus largement, l’énergie reste encore une question marginale dans le discours politique, comme l’ont illustré les élections de 2017.

Les expériences allemande, danoise ou écossaise montrent cependant que l’énergie citoyenne peut facilement devenir un modèle à grande échelle. A condition que la volonté politique soit au rendez-vous et qu’il y ait un cadre réglementaire approprié. A contrario, il est frappant de constater à quel point la réforme du mécanisme de soutien des énergies renouvelables, introduite en Europe il y a trois ans, a brisé les élans. En Allemagne, sur la période 2009-2013, 230 nouveaux projets citoyens voyaient le jour chaque année en moyenne. En 2016, ce nombre était tombé à 80.

Depuis 2014, la Commission européenne a en effet fortement encouragé les Etats membres à éliminer les tarifs d’achat obligatoire pour les remplacer par des mécanismes de soutien plus concurrentiels, tels les appels d’offres qui mettent en compétition tous les candidats pour un volume de capacité donné. Jugé plus efficace d’un point de vue économique, ce dispositif décourage les projets coopératifs locaux, car ils n’ont pas les moyens d’assumer le risque de perdre le coûteux investissement initial que représentent les études de faisabilité et la réalisation du dossier de candidature.

Dans ces conditions, les déclarations des Etats membres ou de la Commission européenne sur l’importance des projets citoyens4 sont largement rhétoriques. Certes, depuis la réforme du système de soutien aux énergies renouvelables, plusieurs pays ont mis en place des mesures compensatoires. La France a décidé d’accorder un "bonus participatif" de 3 à 4,5 euros par MWh en cas de participation financière des acteurs locaux supérieure à 20 %. L’Allemagne a, de son côté, imposé un cahier des charges moins contraignant pour les coopératives candidates aux appels d’offres. Néanmoins, ces nouvelles dispositions sont trop faibles pour compenser la suppression des tarifs d’achat de l’électricité renouvelable, voire ils induisent des effets pervers.

En Allemagne, 95 % des projets lauréats au premier appel d’offres éolien lancé depuis la réforme, en mai dernier, étaient portés par des coopératives. Mais derrière ce succès apparent se cachait en réalité l’inventivité des développeurs industriels, qui ont créé des coopératives "fantômes" afin de profiter des avantages concédés à ces structures. Plutôt que d’adapter la réglementation pour éviter de tels détournements, le législateur allemand a finalement préféré annoncer en juin 2017 la suppression des conditions préférentielles pour les projets citoyens - à partir du 1er janvier -, fermant de fait la porte à toutes les nouvelles coopératives.

Au-delà de la production d’énergie renouvelable, la question de l’implication citoyenne se pose pour toutes les autres composantes de la transition énergétique. Avec le plan climat annoncé par le ministre de l’Environnement en juillet 2017, la France s’est engagée à atteindre la neutralité carbone en 2050. Une telle ambition n’implique pas seulement de décarboner entièrement nos approvisionnements énergétiques. Elle suppose une révolution du côté de la consommation et des usages : habitat, alimentation, transports, loisirs...

Il apparaît dès lors illusoire de faire reposer l’effort sur la seule puissance publique, sans associer tous les acteurs, et notamment les citoyens dans leur quotidien. En ce sens, les initiatives citoyennes, souvent bien plus innovantes et ambitieuses à leur échelle que les politiques nationales, ne constituent pas un luxe, mais bien une nécessité pour accélérer la transition dans tous les domaines.